La Cour suprême des Etats-Unis (Editions Dalloz, 2015)
En France, le président Hollande vient d’annoncer la nomination de Laurent Fabius pour succéder au président actuel du Conseil constitutionnel, Jean-Louis Debré, dans l'indifférence la plus générale. Or, le décès du juge Scalia et la façon dont le siège va être pourvu suscite une crise politique, voir constitutionnelle aux Etats-Unis.
Au moment où deux événements qui pourraient être considérés comme similaires sont reçus de façon si différente, j’ai voulu parler avec Anne Deysine, qui vient de publier La Cour suprême des Etats-Unis (Editions Dalloz) et ensemble, nous avons essayé de comprendre en quoi les rôles et les processus de nomination de la Cour suprême des Etats-Unis et du Conseil constitutionnel français sont si différents.
En imaginant que l'un de ces juges soit retenu, puis confirmé par le Sénat, lequel d'entre eux est le plus susceptible de voter en faveur d'une inclinaison plus conservatrice, s'accordant de temps à autre avec les juges Thomas, Alito, Roberts et Kennedy ?
Essayer de prédire la façon avec laquelle le ou la futur(e) juge se prononcera sur tel ou tel sujet ou tenter de deviner l'établissement des forces en présence est un exercice délicat. En premier lieu, il importe de ne pas tomber dans les simplifications abusives ou même caricaturales. En effet, la Cour est politique - c'est non seulement vrai, mais accepté aux États-Unis. Les juges sont nommés pour leur excellence juridique mais aussi parce que le président pense que leur philosophie judiciaire et leur vision du monde correspond à la leur. Mais ceci ne veut pas dire que la Cour est partisane.
Maintenant un peu de boule de cristal…Dans la situation actuelle, la seule chose certaine est qu'il y a trois juges conservateurs, le président John Roberts, le juge Samuel Alito, nommé par le président Bush, et le juge noir Clarence Thomas. Il y a ensuite un juge plutôt conservateur mais qui est actuellement le juge pivot. Il s’agit du juge Anthony Kennedy, nommé par le président Reagan en 1988 et qui s'était éloigné des conservateurs dans les affaires de peine de mort. Il a aussi été l'auteur de la décision validant le mariage pour tous. Les quatre autres juges (dont trois femmes) ont été nommés respectivement par le président Clinton et le président Obama et sont donc plutôt des progressistes, même si la gauche démocrate avait à l’époque critiqué ces choix comme étant trop tièdes et trop centristes. Ce n'est pas ce que l'histoire de la Cour nous a montré.
Lorsque le ou la futur(e) juge sera nommé(e), si le président Obama parvient à nommer un(e) centriste, celui-ci devrait le plus souvent voter avec les quatre juges progressistes. C'est à peu près certain sur les grands sujets de société où les sensibilités politiques jouent un rôle certain. Mais de nombreuses décisions sont extrêmement techniques, qu'elles touchent à la Constitution ou aux décisions des agences. Et donc un partage à cinq contre quatre ne sera pas la règle. Rappelons qu'aujourd'hui, et les juges aiment à le rappeler, une petite moitié des décisions sont prises à l'unanimité. Il est vrai que ce sont des décisions techniques mais cela devrait nous amener à nuancer une analyse trop simplificatrice de la Cour.
Comment alors faire la part des choses entre affiliation partisane et opinion juridique ? Comment expliquer que parfois, les juges votent « contre leur camp », comme par exemple le juge Roberts en faveur d’Obamacare en 2012 ?
Il est vrai que dans les quelque quinze ou vingt affaires par an dans lesquelles la décision se fait à cinq voix contre quatre, l'explication donnée par les médias est qu'il s'agit d'une décision non seulement politique mais partisane. Mais ce n'est jamais entièrement vrai car ce sont des juges qui se prononcent sur des questions de droit. Par exemple, dans l'affaire sur la constitutionnalité de la loi santé Affordable Care Act (« Obamacare ») en 2012, la question était de savoir si l'obligation de s'assurer était conforme à la Constitution. Dans une autre affaire, il s'agissait de savoir si l'administration Obama, en créant des places de marché fédérales alors que la loi semblait confier cette responsabilité aux Etats, était sortie du cadre des pouvoirs fixés par la loi. La composante juridique est donc essentielle mais tout juge vous dira que des considérations autres jouent nécessairement un rôle et que c'est inévitable. Que le juge Scalia – qui était un catholique pratiquant – analyse les lois sur l'avortement avec son regard de catholique est inévitable. Et le nier ne sert à rien. Quant au président Roberts, il a par deux fois voté pour « sauver » la loi santé car il était conscient et convaincu que la crédibilité et la légitimité de la Cour ne résisteraient pas à des gros titres du type « Vote partisan à 5 voix contre 4 pour tuer la loi santé Obamacare ».
Quelles conséquences si le Sénat refuse de voter sur le nominé proposé par Barack Obama, ou bien s’il refuse de confirmer celui-ci ?
En cas d'égalité à quatre voix contre quatre ans, c'est la décision de la juridiction inférieure qui continue de s'appliquer. Selon les cas, cela va satisfaire plutôt les conservateurs ou les progressistes. Mais de toute façon, la décision est d'application uniquement régionale et non nationale.
Cette année, l'un des cas les plus importants examinés par la Cour suprême est celui de l'avortement. Un quart des législations restreignant l'avortement depuis 1973 ont été votées entre 2011 et 2015, soit après la grande prise de pouvoir du GOP lors des élections locales en 2010. Cela a évidemment poussé la Cour suprême à revoir sa position - la haute instance, provisoirement privée de l'un de ses membres conservateurs, peut-elle aller dans le sens souhaité par les républicains ?
Je vais répondre à la question concernant l'avortement car il est vrai que c'est un des sujets qui expose de façon la plus visible le clivage idéologique au sein de la Cour. Mais je voudrais juste insister sur le fait qu'il y a de nombreux autres sujets litigieux et pas seulement les sujets sociaux. Si l’on pense aux règles de recevabilité, la façon dont elles sont interprétées aboutit à ouvrir les portes de la Cour ou au contraire à les fermer.
En ce qui concerne l'avortement, une partie de l'opinion américaine n'a jamais accepté la décision fondatrice Roe vs. Wade de 1973 et il faut souligner que c'est un sujet qui relève de la compétence des Etats fédérés. Il n'est donc pas anormal que les législatifs dominés par des majorités républicaines aient cherché à voter des textes restreignant de plus en plus le droit à l'avortement. Et classiquement, ceux qui s’opposent à ces lois les ont contestées devant les juridictions fédérales comme étant en violation de la Constitution et de la jurisprudence de la Cour. Mais cette jurisprudence elle-même a évolué et la décision de 1992 (Planned Parenthood) qui a maintenu (de justesse) un droit à l'avortement est moins protectrice que la décision initiale. Le critère élaboré consiste à déterminer si la législation contestée constitue un fardeau trop lourd (undue burden) pour la personne cherchant à avorter. Et une décision de 2007 sur le problème très particulier des avortements tardifs a interdit la procédure qualifiée « d'avortement naissance partielle », le terme étant lui-même extrêmement chargé moralement et émotionnellement.
Lors de l'audience sur la loi du Texas, les questions ont été si nombreuses que la durée de l'audience a été prolongée de 20 minutes et les positions des juges étaient claires. Cela étant, le juge pivot Kennedy a posé des questions qui pourraient laisser penser qu'il serait en faveur d'un renvoi devant les juridictions inférieures de façon à ce que les groupes contestant la loi texane puissent apporter davantage d'éléments chiffrés montrant les dangers de cette législation pour les femmes. Le renvoi aurait l'autre avantage de permettre au futur juge de participer à une nouvelle audience et de voter dans l'affaire.
Pour conclure, la question de l'avortement n'est pas la seule qui soit très médiatisée et très contestée parmi les décisions qui seront rendues fin juin. Et peut-être certaines seront elles des décisions d'égalité à quatre voix contre quatre.